Une évidence
: aujourd’hui plus que jamais, tout le monde recherche le bonheur et le conçoit
même comme un droit, voire comme un dû. Et pourtant que de désillusions !
Entendons-nous
d’abord sur le sens du mot « bonheur ». Contrairement au plaisir, le bonheur se
définit comme un état durable, voire permanent. Or, une des difficultés est
précisément de garantir cette durée : il y a toujours quelque chose qui menace
ce bonheur dont chacun a pu constater la fragilité. « Bonheur » vient
d’ailleurs d’un vieux mot français (heur) qui veut dire « chance » (comme en
allemand « Glück » = chance et bonheur) et qui souligne le caractère aléatoire,
fragile, fuyant du bonheur. De ce fait, il n’y a pas de recette pour être
heureux ; en d’autres mots, chacun doit, personnellement, trouver son chemin
vers le bonheur. Mais apparaissent aussitôt de grandes questions : est-ce que
tous les chemins sont également recommandables et est-ce que toutes les formes
de bonheur se valent ? Avait-il tort ce vieux sage qui disait : je préfère être
un philosophe malheureux qu’un porc heureux ?
Le deuxième
défi, le bonheur est un état de satisfaction complète et totale de tous les
désirs de sorte que rien ne nous manque : or, impossible de satisfaire tous les
désirs humains ; personne n’en aurait les moyens car il y a toujours un au-delà
du désir ; on peut toujours imaginer mieux ou plus.
Alors comment être heureux ? Quelle est la
réponse proposée par la société ?
Notre
civilisation moderne et occidentale est profondément marquée par le développement
des sciences et de la technique qui mettent à la disposition des hommes des
moyens extraordinaires à un point tel que l’idée même que l’homme se fait de
soi-même a été radicalement transformée : il se sent désormais capable de
dominer la nature et de la transformer pour satisfaire ses désirs et ses rêves.
De ce fait,
nous vivons dans une société ordinairement qualifiée de « société de
consommation » c’est-à-dire capable de permettre à chacun de se procurer de
plus en plus facilement tous les biens dont il estime avoir besoin... pour être
heureux !
Intention
fort louable, en apparence du moins, car le système a progressivement et
insensiblement dérapé dans la mesure où on s’y est vite aperçu que plus les
gens avaient de besoins, plus on vendait et mieux se portait l’économie; il
suffisait ainsi de multiplier les besoins en se servant d’un moyen formidable
d’efficacité fondé sur les connaissances les plus subtiles de la psychologie
humaine et les innovations technologiques d’avant-garde mises en œuvre par la
Publicité.
A force de
flatter nos désirs, de jouer la carte de la séduction, d’imposer sournoisement
des modes de comportement, de créer en somme de faux besoins, ne réduit-on pas
notre lucidité au point que la liberté de chacun pourrait aussi être atteinte
et que l’homme ne sache plus qui il est en fait ni ce qui est essentiel pour
lui ?
Nos centres
d’intérêt ne se limitent-ils pas trop exclusivement aux biens de consommation
vantés par notre société ? Bref, ne sommes-nous pas en plein matérialisme ?
c’est-à-dire dans cette logique qui ne manifeste d’intérêt que pour ce qu’on
peut acheter, posséder, utiliser pour ainsi en tirer du plaisir ? voitures,
habits, gadgets en tous genres, qui pousse à l’accumulation ; au mieux, au
raffinement des plaisirs et au sensualisme ?
Personne ne
veut nier le caractère agréable des plaisirs ; et il en faut ; mais, le piège
consiste en ce que le matérialisme devienne exclusif, réducteur et tyrannique
en captant toutes les énergies et les compétences, en accaparant tous les
désirs et en emprisonnant l’individu au point qu’il ne se doute même plus qu’il
peut chercher un autre bonheur. Danger de croire que ce qui n’est qu’un point
de départ soit le point d’arrivée ; danger d’une fixation prématurée : oui, le
vrai bonheur pourrait être ailleurs ...
Alors que peut apporter de plus la
spiritualité ?
«
Spiritualité », du latin « spiritus » : « esprit » mais aussi « souffle,
respiration ». La respiration est une condition indispensable à la vie du
corps, mais, il y a aussi une « respiration » de l’esprit, tout aussi
indispensable... pour être heureux.
Pour le
comprendre, il faut s’apercevoir que toute activité de l’esprit n’est pas
spirituelle. Ainsi, l’essor sans pareil des sciences, le prestige des séries
scientifiques, la multiplication des « think tanks », des groupes de réflexion
en tous genres et dans tous les domaines, impliquent certes une intensification
des activités intellectuelles mais ne signifie pas pour autant plus de
spiritualité. La spiritualité peut même être étouffée par la pensée rationnelle
scientifique si celle-ci se réduit à une gymnastique intellectuelle, à un
intellectualisme, à un calcul, à une adresse combinatoire au service de la
résolution de questions techniques qu’elles soient économiques, astronomiques,
médicales etc ... au service du « faire » efficace, de la production; la
spiritualité est plutôt à concevoir comme un développement de la vie intérieure
et comme une prise de recul, de distance par rapport au « faire et au produire»
pour s’élever à des considérations concernant le sens de la vie, de l’homme, de
l’univers ; prendre de la hauteur et donner du souffle, un sens à la vie en
privilégiant des considérations relevant d’un autre registre que le
matérialisme et qui tirent l’homme « vers le haut ». Le bonheur naîtra de la
création de soi par soi à travers la générosité constructive soucieuse aussi
des autres et du monde.
La
spiritualité ne se réduit pas pour autant à la religion ; la preuve, il existe
une spiritualité toute humaniste, celle d’un Gandhi, d’un Pierre Rabi et de
bien d’autres qui privilégient des idées, des comportements, des valeurs qui
vont souvent au-delà des valeurs matérialistes en ce qu’elles ne visent pas
l’enrichissement par l’accumulation ni par la consommation mais le partage, la
justice, le respect de la nature, de l’homme, la non-violence, valeurs et
comportements qui ne sont pas spontanés.
Il est
manifeste cependant que la religion est une voie royale vers la spiritualité
car, malgré le contre-exemple des extrémismes, la religion en se référant à une
divinité élève et invite ainsi à prendre du recul, à apprendre à se détacher, à
s’ouvrir à d’autres buts, à d’autres idées, à d’autres comportements, à une
autre conception du bonheur et qui est celle de l’Evangile.
A ce niveau,
être heureux ne signifie plus être puissant, riche... mais apaisé, serein ; non
pas craint mais aimé ; non pas égoïste mais généreux ; non pas replié sur soi
mais ouvert aux autres. Avez-vous déjà éprouvé ce bonheur de relever quelqu’un,
de l’aider à repartir dans la vie, du merci de vous soucier de son lendemain...
?
Ce bonheur
est à la portée de tous ; point n’est besoin d’être un « grand » de ce monde ;
bonheur d’autant plus solide qu’il est fondé sur une espérance, celle de la
promesse d’un au-delà où il n’y aura plus ni pleurs ni larmes ; où ni la
rouille ni les voleurs ne seront plus à craindre.
Jean
Claude WAGNER